Vous êtes originaire d'Hammam-Lif que vous n'avez jamais quittée.
- Ma famille est ici depuis 1907. Je suis né en août 1926 et je n'ai jamais quitté la ville, sauf pour habiter quelquefois à Tunis afin de permettre à mes enfants d'aller à l'école convenablement. Mais, nous n'avons jamais quitté notre maison qui appartenait au début à un Français, M. Puisson, un directeur d'école et que mon père a achetée. Ainsi nous avons vécu à Hammam-Lif depuis très longtemps et nous avons pu - hélas - constater les changements malheureux que nous vivons actuellement et dont nous n'arrivons pas à comprendre les raisons.
Comment se présentent ces changements, pour vous qui êtes resté dans votre ville?
- Hammam-Lif a quadruplé sans aucun esprit d'urbanisme, ni réflexion. On a construit à tour de bras. Et il s'est avéré ensuite qu'il est très difficile de gérer tout cela. Il y avait, parmi les problèmes, une question de budget qui, à mon avis, a fait que la ville a décliné. Hammam-Lif que j'ai connue s'arrêtait au stade actuel. Au-delà, il n'y avait rien. D'ailleurs, on appelait ce coin-là "Houmet Dar Essaboun" du fait qu'il y avait une petite usine de savon dans le quartier. Et la dernière maison était celle des Sahli, et en face de l'autre côté, celle des Khemissi, dit Macaron. De l'autre côté, ça s'arrêtait à la maison qu'on appelait autrefois la maison Siki, à peu près, à 100 mètres de la "Sirène". De ce fait, Hammam-Lif était gérable. Il y avait d'ailleurs une seule personne qui, avec une charrette, nettoyait et ramassait les ordures. Et il y avait un nommé M. Fogert qui, à bicyclette, appelait les gens à faire preuve de civisme. Ce mot n'a plus son sens malheureusement. Si vous regardez derrière la Corniche, vous verrez ce dépôt d'ordures qui va jusqu'à ce qu'on désignait autrefois par "La maison Bahroun". Il est insensé de laisser cela pendant les neuf mois de l'année scolaire pour ne nettoyer l'endroit qu'au mois de mai : un semblant de nettoyage. Allez au marché, vous y verrez le manque de respect des règles minimales comme l'obligation de couvrir de glace les poissons. Contrôle-t-on suffisamment ce qu'on vend aux gens ? On a l'impression d'être un peu abandonné.
Quelles sont les raisons d'un tel abandon ?
- C'est parce que, à mon avis, on n'apprend pas aux gens à respecter les règles. Il faut les persuader du fait qu'il s'agit de leur ville, où ils doivent vivre proprement. C'est une forme d'éducation. Tout récemment, la plage était dans un état lamentable. Il a fallu que le Président de la République la visitât un jour pour que tout soit mis un peu en ordre. Où sont les gens qui sont chargés de le faire au quotidien ? Il s'agit de tenir la ville, de nettoyer, de nous rappeler ce qu'était Hammam-Lif il y a cinquante années. C'est scandaleux.
Justement, pourriez-vous nous le rappeler ?
- J'avais à cette époque 20 ou 25 ans et je n'avais jamais pensé que Hammam-Lif serait cet Hammam-Lif-là. Imaginez Hammam-Lif avec des établissements, des bals les samedi et dimanche, avec des gens qui s'amusaient, avec des associations musulmanes tunisiennes de musique, de sport etc?... avec des manifestations en été. Il y avait Al-Nasirya, Al-Slemiya. Il y avait dans les années trente l'Oasis des parasols qui était une estrade dans la mer : un restaurant où les gens venaient danser. Nous nous accrochions aux barrières pour voir tout cela. Je vais tout simplement vous lire un passage du livre "Les Belles de Tunis" de Nine Moati, sur Hammam-Lif de cette époque-là : "Ils se rendirent en calèche ou en train au Casino de Hammam-Lif. Tôt dans l'après-midi, ils s'installaient sur le terre-plein de la plage pour écouter l'orchestre des dames hongroises interpréter quelques fantaisies musicales. Ils allaient ensuite admirer les mosaïques de la synagogue de l'époque carthaginoise qui venaient d'être découvertes dans la cité balnéaire. Cela se passait au printemps 1887". Il paraît que cette mosaïque a disparu et qu'on en a retrouvé quelques fragments aux Etats-Unis. Nous avions des endroits et des établissements où les familles pouvaient sortir, veiller, manger. Maintenant, on a transformé le Casino en taverne. Je me souviens aussi des concerts donnés par Laure Daccache par exemple. Farid Al Atrache a donné un concert au Théâtre municipal et un autre privé au palais beylical. Il y avait aussi des cercles dans un des cafés où l'on venait écouter Cheikh Larbi Kabadi, Mohamed B. Chaabane, des communistes, les deux frères M'ghirbi dont l'un était un grand mathématicien qui résolvait ses équations tout en marchant sur les trottoirs, qui étaient en terre à l'époque "Je me souviens que notre groupe, formé entre autres de Ali Chehimi et de Allala Bellamine, avions songé, en 1960, à établir un téléphérique du Chalet Vert jusqu'à la Sirène et à construire un hôtel. C'était Habib Taskou qui s'était chargé de ce projet. Mais à cette époque, tout projet devait être présidé par Sadok Boussofara. Cette idée a fini par tomber à l'eau. Je dis toujours à mes enfants que ça n'est plus Hammam-Lif que j'ai connue, mais c'est une autre ville.
La ville était également cosmopolite.
- A l'époque chacun avait sa nationalité et sa religion et on vivait dans une entente formidable. Il y avait des Italiens, des Maltais, des Tripolitains, des Grecs, des Juifs, des Algériens qui vivaient en symbiose. La ville faisait plaisir à vivre.
La ville était aussi militante et a connu plusieurs évènements historiques. En avez-vous quelques souvenirs ?
- J'ai vécu deux manifestations : celle, devant le Palais beylical, de soutien à la fameuse lettre de 1951 demandant à l'ONU de s'occuper de la question tunisienne. On nous a tiré dessus, mais, d'après le commissaire Dinez, les balles étaient à blanc. On avait un jour reçu Bourguiba, en 1955, dans le terrain vague en face d'un restaurant qui s'appelait "Le Régal" et qu'on avait aménagé pour la circonstance. Bourguiba allait prendre la parole quand intervint le commissaire qui lui dit quelques paroles. Alors, Bourguiba s'écria : "Vous savez ce qu'il vient de me dire ? Il m'interdit de parler dans mon pays. Mais je vais demander à M. le commissaire de s'asseoir et de m'écouter". Nous avons eu, par ailleurs, des condamnés à mort comme Taïeb Temimi et Hamadi Labben... accusés de "terrorisme". Bien sûr, c'étaient nos résistants. Ici, dans notre maison, nous avons caché, pendant X jours, Nourreddine Ben Yatou qui est mort. Hammam-Lif était une bouilloire. Le Parti aimait Hammam-Lif parce qu'il y avait des gens sur lesquels il pouvait compter. Je me souviens aussi de cette grande entente entre les communautés durant les années de guerre 1942-44. Ma famille a caché un médecin allemand juif, le Dr. Frank Simon, sa femme et ses deux enfants, dans notre propriété de Mornag. Les Juifs étaient protégés par nous. Alors qu'en 1943, ils n'ont pas eu une attitude correcte à notre égard. Ils ont même créé la fameuse chanson "Khamousa" et ont incité les Anglais et les Américains à porter des coups aux Arabes. C'est l'un des plus mauvais souvenirs que j'aie pu garder de cette époque.
Et Hammam-Lif beylical ?
- Je me souviens de Moncef Bey qui s'est mis sous la sraya et a jeté de l'argent aux gens. "Peuple, voilà votre argent", a-t-il dit ce jour-là. C'était un monarque simple et populaire. Il n'avait aucune espèce de honte d'aller au marché et de s'asseoir avec les maraîchers pour s'enquérir d'eux. J'ai fait partie de "Al Khadra" de Moncef Bey. Nous avions des uniformes et nous défilions. C'était une première jeunesse destourienne en formation.
Comment avez-vous vécu l'humiliation de Moncef Bey et plus tard son enterrement ?
- Les gens n'ont pas accepté son humiliation. Il y a eu des manifestations. Mais les Français et les Anglais étaient venus avec des tanks et étaient déterminés à le détrôner. C'est surtout son enterrement qui a drainé un grand monde. Je crois qu'il y avait plus de monde pour l'enterrement de Moncef Bey que pour l'indépendance du pays. Du port de Tunis jusqu'à Sidi Belhassen, c'était noir de monde. C'était grandiose. Je suis persuadé que si Moncef Bey avait vécu, il n'y aurait pas eu de république, à moins que lui-même l'ait décrétée. Lamine Bey a accepté la suite en dépit des serments qu'il aurait faits à Moncef Bey de ne pas accepter. Mais il a suivi tout ce que le Parti lui disait. J'ai connu Hachemi et Salah Bey. L'erreur de Bourguiba est d'avoir laissé Lamine Bey finir sa vie dans l'humiliation.
Comment Hammam-Lif a-t-elle vécu la chute de la monarchie ?
- C'était l'euphorie. Les gens criaient de joie. Parce que, dans la dynastie husseïnite, il n'y a pas toujours eu de bons souverains. Ibn Abi Dhiaf en a écrit des choses pas très reluisantes. Il y a eu des Beys qui avaient prélevé des impôts au détriment de leur peuple, ceux qui n'avaient pas instruit leurs enfants etc?...
Et ce palais beylical qui tombe en ruines, qu'évoque-t-il en vous ?
- Mustapha Sahab Tabaa, le Premier ministre, était mon aïeul. Il a construit le hammam de Dar el bey pour une princesse nommée Dalila. En venant prendre ses bains en calèche, elle avait un jour attrapé froid. Alors, il a proposé au bey, "qui était par ailleurs son beau-père" de construire cette aile qu'on a détruite comme on a démoli l'ancien théâtre qui était derrière le Casino. On n'a pas le droit de détruire la mémoire. On aurait pu en faire des musées ou des bibliothèques.
Vous êtes, semble-t-il, un passionné de la mer...
- Oui, nous avons toujours eu, dans la famille, une barque. Et j'ai toujours tenu à apprendre à mes enfants à tirer des filets. Je pense avoir réussi à leur transmettre la passion de la mer et de la pêche. Cela me rappelle les beaux vers de Baudelaire : "Homme libre, toujours tu chériras la mer".
Noura Borsali
source : realites.com.tn |